Il est 4h05 du matin, une masse jaune fluo s’engouffre dans un bus de nuit en banlieue parisienne. Mohamed Traoré, sans papiers, travaille à l’arrière d’un camion poubelle. Sa tenue d’éboueur lui permet de passer les contrôles d’identité : en quelques minutes, il doit se présenter au dépôt.
Le Malien de 38 ans, à la barbiche et à la carrure de boxeur poids lourd, fait partie de ces travailleurs dont l’éventuelle régularisation a enflammé le débat politique, depuis l’annonce d’un projet de loi sur l’immigration incluant un titre de séjour « métiers en pressure ».
En une décennie de clandestinité, Mohamed Traoré a travaillé dans tous les secteurs qui recrutent sans déclarer. Depuis trois ans, il est éboueur, attaché au camion-benne d’un géant du nettoyage. Une agence d’intérim l’emmène de semaine en semaine.
En descendant la N45 à Bondy (Seine-Saint-Denis), il apprend qu’il ne travaillera pas ce lundi matin d’octobre. Décision du chef. Pas de salaire pour cette journée.
« Comme leur chien »
“Quand tu es sans papiers, les patrons en profitent, tu es comme leur chien. S’ils ont besoin de t’utiliser, ils t’utilisent. Sinon, ils te laissent derrière eux. De toute façon, tu n’as pas le choix”, tu vas revenir, tu es dans leur cage”, explique le natif de Bamako.
Comme beaucoup, il travaille avec les papiers de quelqu’un d’autre, en l’incidence un “oncle”. C’est ce qu’on appelle travailler “sous alias”. Son patron est-il au courant ? « Bien sûr qu’il le sait ! L’oncle a 53 ans, on ne se ressemble pas vraiment», s’exaspère-t-il.
La scenario l’amuserait presque, si elle ne lui faisait pas mal. Mohamed Traoré avait “l’espoir” d’être régularisé en 2020, pendant la crise du Covid, quand les Français applaudissaient ces “premiers de garde”.
Obtenir des papiers lui permettrait de ne plus verser 30 % de son salaire (entre 1 000 et 1 400 euros) à son pseudonyme, de quitter sa chambre payée 300 euros dans une colocation surpeuplée, de voir sa famille au Mali. Bref, pour « mettre fin aux tracas ». Son employeur ne veut pas en entendre parler.
Subordination
C’est pour rompre ce rapport de “subordination” entre le salarié et l’employeur que le projet de loi (dont l’examen parlementaire doit débuter le 6 novembre) ouvre la possibilité à un travailleur sans titre de présenter seul sa demande.
Reste à savoir quels métiers seront couverts par cette liste de métiers en cours de révision, observe Jean-Albert Guidou, chargé du sujet à la CGT.
« Si la liste est restrictive, on se retrouverait avec des travailleurs qui n’auraient plus d’autre problem que de changer de métier », s’inquiète le syndicaliste, alors que 7 000 à 10 000 personnes sont régularisées chaque année par la circulaire Valls. à partir de 2012.
En Ile-de-France, cet effectif représente plusieurs centaines de milliers de personnes, estime la CGT.
Électrochoc
« Il faut un choc électrique pour trouver un système qui régule les choses. Nous avons besoin de jeunes qui ont envie de faire des métiers que nos concitoyens ne veulent plus faire », juge Manuel Heurtier, 65 ans, chef et restaurateur à Montrouge (Hauts-de-Seine).
L’homme est en colère. En 40 ans de travail, il a vu passer dans ses cuisines une synthèse de l’histoire récente de l’immigration : Maghrébins, Sri Lankais, Africains… Il a aussi observé “l’usine à gaz” administrative, les bâtons dans les roues des restaurateurs. , qui peinent néanmoins à embaucher.
Depuis maintenant cinq ans, il accompagne la quête de papiers de son assistant en delicacies, Amadou Ba, un Sénégalais de 27 ans. « Ce sort est en or. Ponctuel, sérieux, gentil », résume le propriétaire de Mendi Gorria, en se frottant frénétiquement du citron sur les mains et les avant-bras après le service du déjeuner.
« Si le chef ne m’avait pas aidé, j’aurais craqué », confie Amadou Ba, les mains tremblantes et couvertes de brûlures. Timide, élancé dans sa shirt blanche de delicacies, le Sénégalais qui a commencé à faire la vaisselle il y a cinq ans est titulaire d’un CDI et dispose d’une soixantaine de fiches de salaire (80 suffisent pour la procédure). Il ne « comprend » pas pourquoi son file a été refusé ou perdu à trois reprises.
“Tant que tu n’as pas de papiers, tu n’as aucun droit : pas de chômage, pas de retraite, pas de vacances…”, lâche-t-il.
Il y a quelques semaines, les députés de la majorité, réunis au restaurant, se sont entretenus avec lui. Le 12 septembre, cette rencontre unbelievable a été immortalisée dans une photograph, publiée par Libération. La préfecture l’a immédiatement appelé : son file a été retrouvé. Amadou Ba hausse les épaules. Les cuisines du pouvoir…